Frédéric Mermoud
Après un Master de philosophie à l’université de Genève et un diplôme de réalisation, Frédéric Mermoud tourne des courts métrages remarqués, notamment L’ESCALIER et RACHEL nommé aux César. En 2009, son premier long métrage, COMPLICES, est présenté en compétition au Festival de Locarno et reçoit le Prix du cinéma suisse du meilleur scénario. En 2012, il réalise les épisodes 5 à 8 de la série culte de Canal + LES REVENANTS, récompensée d’un International Emmy Award. Il revient au cinéma en 2016 en signant MOKA, avec Emmanuelle Devos et Nathalie Baye, qui rencontre un succès tant critique que public. Il se plonge ensuite à nouveau dans le polar et tourne la saison 6 d’ENGRENAGES pour Canal+. Toujours pour la télévision (Arte et RTS), il filme dans SIRIUS les derniers jours d’une secte, inspiré du massacre de l’Ordre du Temple Solaire. Enfin, en 2019, il réalise et coproduit CRIMINAL FRANCE pour Netflix, une série en forme de huis-clos procédural, avec Sara Giraudeau, Nathalie Baye et Jérémie Renier. LA VOIE ROYALE est son troisième long métrage pour le cinéma.
Interview avec Frédéric Mermoud
Comment est née l’idée de La Voie royale ?
Dans mes premiers courts métrages, j’avais déjà abordé le récit d’apprentissage. Ainsi, L’Escalier, avec Nina Meurisse, évoquait les premiers émois amoureux d’une jeune fille. J'avais également exploré ce sillon dans Complices, mon premier long, un polar qui entremêle deux lignes narratives, dont une qui raconte l’histoire d’une lycéenne tombant amoureuse d’un prostitué. Et, il y a plusieurs années, j’avais dit à Tonie Marshall, qui était ma productrice, que je désirais refaire un film sur ce moment clé où l’on devient acteur de sa vie et doit faire des choix. Des choix qui impactent notre vie amoureuse, nos études, notre engagement politique. Ce moment où, tout d'un coup, on décide qui on veut devenir sans être complètement sûr d’être sur la bonne voie. Tonie venait justement de lire un scénario d‘Anton Likiernik qui se déroulait dans les classes prépas scientifiques, ce qui m’intéressait d’autant plus que cela avait été peu filmé. Nous l’avons retravaillé ensemble.
Comment s’est passée la réécriture ?
Le récit d’Anton se concentrait sur une amitié toxique entre deux amies dans un cursus compétitif. J’ai voulu inscrire l’univers du film dans une veine davantage sociologique et contemporaine. Je voulais raconter l’histoire d’un personnage venant d’un milieu plus modeste, qui n’est pas prédestiné à ce genre de filière. À quels obstacles Sophie est-elle confrontée ? Le film pose alors la question de l’ascenseur social et de la méritocratie. Cela dit, je ne voulais pas que Sophie soit une transfuge de classe qui éprouve un vrai clash culturel et social quand elle découvre un nouveau monde ; je voulais quelqu’un issu d’une famille « ouverte » plutôt bienveillante, mais évoluant dans la périphérie, se heurtant à des obstacles liés à son propre sentiment d’illégitimité ou d’imposture. Aux interdits qu’elle se donne à elle-même, son autocensure en quelque sorte, une forme de honte pudique. Car au début, Sophie bride ses rêves. L’écriture s’est prolongée avec Salvatore Lista, qui lui connaît bien le monde des prépas littéraires.
À son arrivée en prépa, Sophie est immédiatement confrontée à des élèves qui savent beaucoup mieux qu’elle ce qu’ils veulent…
Son professeur de terminale l‘avait prévenue : la prépa va lui ouvrir le champ des possibles. Mais cela reste très abstrait pour Sophie. Lors de la journée d’intégration, elle découvre que la plupart des élèves ont déjà un agenda : Diane veut intégrer normale Sup pour faire de la recherche, Jules vise Polytechnique et veut créer des start-ups. Chacun a déjà un plan de carrière ou un roman professionnel en train de s’écrire. Sophie est une page blanche. Le film raconte alors subrepticement l’histoire d’une vocation qui va naître, et aussi d’un éveil politique auquel elle ne s’attendait pas.
On pense d’ailleurs au discours disruptif, très relayé par les médias, des étudiants d’AgroParisTech, lors de la remise des diplômes du printemps 2022, contestant fortement le système que leur formation incarne…
Absolument. Pourtant le film a été écrit avant le Covid, qui a ralenti la production, et à ma connaissance il n’y avait pas encore eu de contestation de ce type. Depuis il y a eu les étudiants d’Agro mais aussi ceux de Polytechnique qui ont tenu des discours très engagés et profonds. Ils ont aussi contesté avec succès l’implantation de Total en 2021 sur leur campus, puis ce fut le tour de LVMH. Quelque chose était dans l’air que mon personnage avait déjà capté ! Disons que l’intuition que portait le film a été validée.
Vous ne faites jamais de Sophie une victime…
C’était vraiment le parti pris à l’écriture. Je voulais être romanesque et réaliste à la fois. J’aime qu’un personnage ait les ressources de se battre, de réaliser des rêves et de se transformer. De par son parcours et ses racines, Sophie est moins consciente de certains enjeux sociaux que Diane ou Hadrien, qui comprennent mieux qu’elle l’échiquier social et maîtrisent les codes qui le régissent. Sophie est elle-même son premier obstacle. Mais elle va chercher à bousculer ce qui lui semble prédestiné. La personne qui la malmène le plus est peut-être sa professeure de physique, mais l’interprétation très fine qu’en donne Maud Wyler suggère une relation plus complexe : la prof semble trouver en cette élève un écho à sa propre histoire, elle essaie de la tirer vers le haut et de lui faire passer une épreuve qu’elle-même n’a peut-être pas réussi à franchir…
Dans les oraux que Sophie passe, et notamment celui de l’X, quelques-uns des exercices font écho à sa propre expérience : c’est elle, la bulle de gaz soumise à des pressions diverses qui va se transformer au fil de son parcours…
Anton avait conçu la plupart des exercices, et puis au cours de l’écriture, j’ai insisté pour qu’au-delà de leur formulation parfois mystérieuse, ils fassent écho à des éléments très concrets, ce que permet la physique. Les professeurs parlent alors de télescope, de course sous la pluie ou du mouvement d’une bulle d’eau pétillante. Et effectivement, certains exercices peuvent faire écho à ce que vit le personnage. J’aime beaucoup l’idée de travailler sur les « sciences dures », qui ont été rarement filmées, et de saisir Sophie se préparant comme une sportive ou une musicienne. Elle doit faire des gammes, inlassablement, elle révise jour et nuit, sa prof lui demande de résoudre ses exercices « avec grâce ».
Quelles recherches avez-vous menées afin de mieux saisir ce milieu ?
C’était important de m’immerger en amont dans ce monde. J’ai rencontré de nombreux élèves et professeurs. J’ai visité plusieurs prépas. J’ai assisté aux oraux de Polytechnique et j’ai pris contact avec des étudiants qui vivaient le même moment charnière que Sophie. Suzanne Jouannet, qui incarne Sophie, a passé du temps avec une jeune fille qui passait les concours de l’X et, pendant le tournage, mon fils cadet a été reçu dans une prépa scientifique : il a été un peu mon insider ! J’ai aussi collaboré avec un jeune doctorant, Jérémie Klinger, qui passe sa thèse en physique à Normale Sup cet été, et qui a été mon conseiller scientifique : il a visé tous les exercices, vérifié les équations écrites au tableau et surtout aidé les acteurs à s’approprier ce langage qui était totalement inconnu pour eux. Il a été mon garant sur la crédibilité scientifique du projet.
J’ai aussi beaucoup lu M Campus, une rubrique du Monde qui relate de façon très documentée l’actualité des différentes filières, la vie dans les grandes prépas, la question de la méritocratie, de la parité, etc. Ces milieux sont plus complexes qu’ils ne le paraissent, je n’avais pas imaginé qu’on commençait déjà à s‘y constituer un réseau, d’où le discours du proviseur qui est à la fois humaniste et néolibéral, un peu macroniste. J’ai demandé au journaliste Thomas Snegaroff, que je connais et dont j’admire le travail, de l’interpréter.
La Voie royale repose beaucoup sur son interprète principale : comment avez-vous trouvé Suzanne Jouannet, dont la puissance de jeu impressionne ?
Il y avait cette idée de trouver une Rosetta, même si je n’allais pas la filmer à la façon des frères Dardenne ! Je cherchais une sorte de petit taureau têtu, avec une énergie folle. Avec la directrice de casting Okinawa Guérard, nous avons auditionné beaucoup de jeunes actrices et Suzanne s’est imposée. Je sais que c’est un peu cliché, mais dès les premiers essais, j’avais eu l’intuition qu’elle incarnait exactement le personnage que je recherchais. Suzanne est solaire, d’un naturel joyeux et spontané, mais elle a aussi une dimension plus profonde, plus intense, presque borderline. Elle est hors-norme, avec une générosité de jeu et une vérité que j’ai rarement rencontrées. Je ne l’avais pas encore vue jouer dans Les Choses humaines. Elle était alors pour moi une actrice sans passé, et j’aimais ça.
Cette intensité ne vient-elle pas aussi de sa voix grave, singulière ?
Sans doute aussi. J’adore sa voix, je suis très sensible aux voix, c’est même mon premier accès aux comédiens. Par exemple celle d’Antoine Chappey, qui joue le père, qui est à la fois douce et ferme, avec un phrasé singulier. Souvent, c’est en me concentrant sur les voix des comédiens que je juge si une prise est bonne.
Comment avez-vous dirigé Suzanne Jouannet ?
Il y a deux étapes très importantes pour moi : une première lecture où l’on parle de toutes les scènes, et puis le choix des costumes. Le personnage se construit aussi à ce moment car il trouve « sa deuxième peau ». Suzanne a beaucoup préparé ce film : elle est allée dans l’élevage porcin où nous avons tourné pour apprendre les gestes des éleveurs, s’imprégner de l’univers ; elle a été aussi coachée sur la partie scientifique. Quand je vois la scène de l’oral de Polytechnique, qu’on a tournée à la fin, je mesure son parcours. À l’image de celui de son personnage.
De façon concrète, sur le plateau, je sais que je dois d’abord trouver les mouvements des personnages dans le décor, et qu’une fois ce mouvement trouvé, le cadre est donné pour permettre à l’acteur de libérer une proposition de jeu. Je cherche à faire surgir le jeu de l’acteur pour qu’il transcende l’esprit de la scène.
Et les autres interprètes ?
J’avais vu Marie Colomb, qui joue Diane, dans Laetitia et Les Magnétiques, notamment. C’est une actrice extraordinaire. Quand on a fait des essais avec Suzanne, un formidable binôme s’est mis en place. Marie incarne une féminité plus affirmée, plus provocante, mais il y a aussi entre elles deux une forme de sororité. Quelque chose les rassemble et on sent dès leur première rencontre que cette amitié va devenir forte. On en a défini les contours pendant les lectures : c’est une amitié amoureuse troublante, où tout peut basculer, mais que le contexte, notamment les injonctions au travail, maintient sur une ligne de crête, empêche de se transformer en passion romantique. Pour moi, Sophie sait que pour aller au bout de son chemin, elle doit se protéger, s’interdire ce qui serait un « divertissement » comme dirait Pascal. Sophie est perméable au désir, peut être attirée par une fille comme par un garçon, mais se retient de trop se disperser.
Pour le reste de la distribution, j’ai aussi fait beaucoup d’essais. On rencontre de nombreux très bons acteurs, mais il s’agit de construire une constellation : j’aime beaucoup la retenue très britannique de Lorenzo Lefebvre, qui joue Hadrien ; pour Laurent, frère de Sophie, je voulais un acteur rentre-dedans, frontal et physique, et Cyril Metzger a été parfait. Enfin, pour Jules, Alexandre Desrousseaux avait cet humour, cette fraîcheur et ce tonus qui fait qu’on ne juge pas l’ambition de son personnage.
Qui est le comédien jouant l’interrogateur de l’X ? C’est une scène très réussie par la bienveillance qui s’en dégage…
Mathieu Rozé est aussi cinéaste, il a récemment réalisé Azuro. Je savais que c’était un bon acteur, mais qu’est-ce qui fait que tout d’un coup le comédien incarne son personnage de manière forte et dépasse l’archétype ? C’est très mystérieux. Et Matthieu, c’est vrai, apporte quelque chose à la scène : sa façon d’être discrètement séduit par ce que raconte Sophie, mais aussi de la recadrer disant que la réalité est un peu plus complexe. C’était le dernier jour de tournage, et on a eu beaucoup de chance.
Vous avez choisi de tourner en écran large, tout en étant beaucoup sur les visages…
Je cherche toujours à être à la lisière du romanesque et d’une certaine forme de réalisme. Avec mon chef opérateur, Tristan Tortuyaux, nous cherchions une image dense, forte, avec des couleurs profondes, sans qu’elle paraisse trop fictionnelle. Comme je voulais faire de Suzanne un petit cheval sauvage, nous avons opté pour un format plus ouvert, presque western en quelque sorte. On travaillait en Scope tout en restant près des personnages, donc souvent en plan poitrine ou en gros plan.
Quel est le déclic qui pousse Sophie à repartir dans la course à l’X après avoir abandonné lors du concours blanc ?
Il y a plusieurs strates. Peut-être que l’élément le plus déterminant, c’est cette conversation en camionnette avec son père, où celui-ci lui confie qu’il avait voulu être maçon, qu’il avait été fier de participer à la construction d’un de ces ouvrages d’art, un pont majestueux, où le travail des ouvriers était presque plus valorisé que celui des ingénieurs qui les avaient conçus. Son père lui donne tout à coup cette énergie qui lui manquait. Il y a aussi la rencontre avec son frère à Lyon, où elle se rend compte que la parole de son milieu est confisquée et que sa responsabilité est d’y remédier. En rentrant chez elle, elle prend conscience de sa propre évolution, et elle retrouve la sève qui lui permet de repartir. Car le film, par touches, évoque aussi une famille d’éleveurs qui vit dans la périphérie, avec un sentiment de déclassement et d’abandon. Il fait alors écho à une situation que nous connaissons, où les « invisibles » demandent aussi à être entendus.
Le lycée Descartes existe-t-il ?
Non, c’est une invention. Le lycée lyonnais très réputé, qui a un très bon taux d’intégration aux grandes écoles, c’est le Lycée du Parc. Il était en rénovation et c’était compliqué d’aller y faire des repérages et d’y tourner. L’idée de départ était vraiment de mettre en scène une fille allant dans un lycée d’excellence en province pour que la question de « monter » à Paris ne parasite jamais son parcours. On a finalement tourné dans deux lycées lyonnais : la Martinière et Saint-Just.
Comment avez-vous travaillé sur la musique du film ?
Elle est signée de la compositrice et chanteuse Audrey Ismaël dont j’ai aimé les propositions à base de percussions. Il y avait cette rythmique qui pouvait évoquer un entraînement sportif, voire militaire. C’était une ligne musicale qui m’intéressait beaucoup, avec des sons de respiration et de souffle. On est donc parti sur ce côté percussif auquel on a ajouté des instruments classiques, violoncelle, piano, tout en gardant leur physicalité pour donner un caractère organique à la musique.
Avez-vous imaginé ce qui va se passer pour Sophie à Polytechnique et au-delà ?
J’adore me poser cette question et c’est un des hors-champs que crée le film. Sophie dit vouloir changer les choses de l’intérieur, que va-t-il se passer cinq ou dix ans plus tard ? Comment parvient-on à préserver les valeurs qui nous ont construits face à l’épreuve du réel ? Ça pourrait être un autre film. Sans aucun doute…